Fiévreux, probablement à cause d’un virus qui se serait infiltré au-delà de mes défenses immunitaires pour se loger confortablement dans ma gorge et ensuite se répandre dans l’ensemble de mon organisme à ce stade désormais affaibli, cela faisait plusieurs jours déjà que j’étais retenu prisonnier dans mon lit, succombant rageusement à la douleur de mes viscères torturées.
Moi qui n’aime pas énormément sortir, je me demandais encore comment j’avais fait pour attraper pareille saloperie, mais ne parvenais pas à trouver de réponse qui me convainquît. Pourtant, un rêve qui m’avait assiégé – avait-ce été la nuit précédente ou bien celle d’avant, je ne saurais le dire – peignait dans mon souvenir imaginaire le spectre flou d’un jeune homme – je présumais qu’il ne pouvait s’agir que de moi-même – marchant sous une dense pluie, et se débattant inutilement avec les gouttes qui l’attaquaient – passivement, certes, mais finalement, pas vraiment, à y réfléchir plus sérieusement, et si je devais me prononcer là-dessus et que ma vie dépendît de la véracité de mon propos, alors ne se débattant nullement, je dois l’admettre –, la gorge découverte et avec pauvre mine, sans doute le symptôme d’un sommeil peu réparateur.
Si ce rêve avait été vrai, les circonstances qu’il décrivait auraient été autant d’explications valables et suffisantes, autant de bienheureux éclaircissements sur ce terrible destin qui semblait devoir être le mien – car qui choisirait de tomber aussi gravement malade ? –, mais je comprenais – bien à contrecœur – que ça n’avait été que cela : une concoction cérébrale, chimique et inconsciente, et ainsi mes doutes quant à la source de mon état fiévreux restaient inexpliqués, et je me résolus à ce qu’ils le restassent, faute de ne pouvoir faire autrement.
Ma maladie avait acquis de telles proportions qu’il m’était impensable de mettre le bec dehors – non pas que j’en eus ressenti le besoin jusque-là –, alors que j’aurais voulu finalement être en possession de quelque alcool fort pour occuper un peu mon esprit, et par là même pour éloigner de mon âme – faute de quoi, pour anesthésier autant que possible – la sournoise et morne déchéance qui s’y immisçait lentement, et qui comprimait mon cœur en un tumulte régulier et malsain, qui m’interdisait tout repos.
Cela dit, l’interaction avec la caissière de la supérette d’en bas de chez-moi m’aurait péniblement incommodé car elle n’avait pas l’air de m’apprécier tellement. Je ne cessais pourtant d’essayer d’être aimable avec elle : d’être drôle et léger ; d’être humain ; d’être charmant, mais pas trop ; d’être rapide à la caisse, mais lent dans l’intention ; d’être vif, perspicace ; d’être attentionné ; d’être doux ; d’être un homme, une femme, un enfant ; d’être instinctif, mais raisonnable ; d’être osé, mais pas insultant ; d’être un ami, un frère et un amant, lui souriant de toutes mes dents et la regardant avec des yeux cajoleurs, pleins de compassion. Rien n’y faisait cependant, et elle s’était mis en tête de se comporter particulièrement rudement à mon égard. Son attitude me désolait, mais que pouvais-je y faire ? C’était affligeant car j’aurais aimé avoir l’opportunité de prendre le temps de la connaître, mais je ne savais pas comment lui montrer que je ne lui voulais aucun mal, alors que c’était cette appréhension-là, justement, que je lisais dans son regard dur et incompréhensif.
Seulement connaître, car Julie n’aurait pas vu d’un bon œil un autre type de rapprochement ! Comme j’y repense tout d’un coup, je me dis qu’elle se préoccupait beaucoup trop Julie ; je consacrais continuellement toute mon énergie à ne jamais la blesser ; à la ménager, quelque part à faire en sorte qu’elle ne m’embêtât pas excessivement.
Elle était tout de même fâcheusement indisposée ladite caissière infortunée à chaque fois que je devais acheter quelque connerie dans cet étroit local malpropre. Ce n’était pas de ma faute si elle n’avait pas étudié suffisamment à l’école ! Peut-être s’était-elle donné beaucoup de mal mais n’avait quand même pas réussi à entamer des études poussées qui lui auraient permis d’aspirer à autre chose qu’à laisser vieillir son petit corps jeune et palpitant entre quatre murs délabrés, et dans ce cas sa faible intelligence aurait-elle excusé son intolérance et ses jugements infondés ? Je ne la connaissais pas et ces réflexions étaient une perte de temps.
Puis, même si j’avais pu sortir pour m’acheter à boire – ou pour sortir tout court ! –, comme mes capacités cognitives n’étaient pas susceptibles d’avoir évolué du jour au lendemain – pourquoi l’auraient-elles fait ? –, je n’aurais observé, encore une fois que couleurs et formes, sans être capable de tirer plus de renseignements de ce que j’étais visuellement habilité à englober – ma « fenêtre sur le monde » : personnalisée, réconfortante, asphyxiante, accablante, à l’heure où je considérais mes autres sens comme immanquablement trompeurs et indignes de confiance – que ceux auxquels je pouvais espérer à l’intérieur de ma demeure, dans mon salon ou sous la douche. Je me rendais bien compte que c’était vrai ce que je vous dis là car quelque part je sentais que ma réclusion aiguisait mes talents de discernement et d’analyse.
Triste désolation que la mienne cependant dans ce lit qui était tel une épave au fin fond d’un océan de turbulences apaisées, le ciel d’un bleu éteint –le surplombant de toutes parts à l’horizon– gardant encore un peu de l’électricité de la tempête qui se serait désormais consommée.
Je ne savais quoi m’inventer pour contrer mon ennui, mais trouvai une sorte de passe-temps bien assez vite : ce dernier consistait à regarder l’ombre que dessinait sur le sol l’angle supérieur de la grande fenêtre de ma chambre qui était entrouverte –une ombre en forme de pic plus ou moins pointu selon l’heure de la journée à laquelle je me trouvais.
Ce jeu était difficile car je devais rester complètement immobile et très attentif à l’étirement progressif de la figure sur le parquet, à peine perceptible sur une courte durée, mais –tout à fait logiquement– parfaitement perceptible sur plusieurs heures.
Mon immobilité était donc totale et je fixais l’ombre avec intensité, m’efforçant d’en déchiffrer le déplacement à son allure réelle, au gré des secondes, des longues minutes et des heures. Je m’imaginais –en guise d’amusement, je pense, ou pour surenchérir sur cette tâche ardue, ou bien comme conséquence de la complexité de celle-ci car ne voulant pas m’avouer qu’il m’était tout à fait impossible d’apprécier ce déplacement dont je vous parle aussi minutieusement– que je devenais l’ombre en question ; que je me dissolvais pour me convertir en cette absence de lumière, en un atome de non-lumière ou de néant ; que je me glissais dans la peau de cette ombre ; que je devenais le non-émissaire du Soleil, l’énergie sereine mais illégitime et inacceptée ; le moment, le calme et le silence ; le battement lourd des mouvements cosmiques … et je sentais –dans cette immobilité et cet apaisement– que j’aurais pu vivre une telle vie ; vivre la vie d’une ombre, comme certains vivent l’ombre d’une vie –ce jeu de mots m’amusa et un sourire s’esquissa sur mon visage alors que mon regard ne bougeait pas, toujours fixé sur la forme projetée sur le sol.
Ce jeu –qui était fort divertissant– demandait néanmoins un effort nerveux considérable, et je ne pus m’empêcher de m’assoupir.
Je me réveillai –je n’aurais su dire si c’était le même jour ou bien le lendemain– alors qu’il faisait sombre dehors. Par quel miracle divin –inexplicable–, mais je me sentais du tonnerre, tout à fait en forme ! Ma maladie avait totalement disparu, comme si un sorcier s’était attelé à cet escient en rétribution de quelque faveur.
La vitalité même, vigoureux et enthousiaste, je me levai d’un bond et expérimentais ma santé retrouvée en bougeant ma carcasse dans tous les sens, étirant mon anatomie, faisant suivre à mes membres des chorégraphies tout à fait loufoques et foncièrement aléatoires. Je m’amusais tellement, comme un enfant dans une cour de récréation se bagarrant avec ses camarades, voulant se pavaner inconsciemment devant son amour inavoué à quelques mètres de là, avec ses copines à elle !
Je dansais et me tordais avec plaisir, quand soudainement mon téléphone fit un bruit, et je me souvins qu’il faisait ce bruit-là lorsque je recevais un message –car vous devez savoir, que depuis que j’étais tombé malade, il aurait pu sembler à un spectateur tiers que j’étais tombé de la face de la Terre, car je n’avais reçu aucun message, aucune visite ! Ma connexion Internet, étant ce qu’elle était, c’est-à-dire inexistante –puisque je n’avais pas de quoi m’en payer une et que, de toute manière, j’avais cassé mon ordinateur portable, je ne savais plus comment, mais je pensais me souvenir que ça avait été lors d’un accès de rage–, ce message était le premier semblant de contact que j’avais eu depuis un long moment, et je me jetai avec joie sur mon lit pour cueillir le précieux appareil posé sur ma table de chevet.
Tel un bambin euphorique, je lus ce qui suit : « Je viens de rentrer, j’espère que tu vas mieux ! Toujours d’actualité notre verre de ce soir ? » C’était de toute évidence un numéro que je n’avais pas dans mes contacts car aucun nom ne s’affichait. « Voilà qui ést improbable, » pensai-je, mais si cette personne mentionnait mon état de santé, elle devait être réelle, je devais la connaître.
Ne sachant quoi répondre, car ne sachant qui, je décidai, cependant, de confirmer, hein, ce « rendez-vous, » demander l’adresse, heure exactes, comme si je les eus oubliées –après tout, comment serais-je allé offenser une âme généreuse qui me proposait de déguster un verre en sa compagnie ? Bonté imprévue, bienvenue, j’improviserais mais, pour l’instant, ne blesser la sensibilité de : personne, je lui répétai, que j’avais hâte, d’y être, de, le, la, re-trouver. Je, voulais, avais, besoin, de voir, quelqu’un. N’importe qui eut fait l’affaire, vous savez ce que j’entends.
Je me redressai, me plaçai, glacé, arborer mes précieuses mimiques bouffonnes ; adulai mon reflet, l’intimai de voix déformées, lui présentai, mes grimaçantes rangées de dents sensationnelles. Décharger, la folle excitation, que me causait l’idée de ce futur échange, avec un inconnu : mystère sans égal. Aventure : unique.
Je m’habillai à vive allure. Gestes saccadés, précis ; jetai un clin d’œil à mon reflet.
Métro fétide.
J’étais presque arrivé au point de rencontre. Je me rendis compte que je ne savais plus où je me dirigeais. Je regardai mon portable, la conversation avait disparu. Pourtant, elle n’avait pas été une hallucination. J’avais dû l’effacer, me revint en tête : l’endroit ; je devais m’y rendre, terrasse proche, à quelques centaines de mètres de là.
Une connaissance m’avait expliqué, une fois, de glaner, le haut des immeubles, car ils paraissent : différents. Je levai la tête, pour confirmer : leur contour venait s’apposer au ciel noir. L’univers parallèle d’une espèce supérieure, peut-être ; je rabaissai mon regard, jugeai sa raison : autant de « choses, » qui à notre hauteur, avaient, moins satisfaisant aspect.
J’atteignis la terrasse et m’assis sans qu’aucune des personnes qui y étaient déjà installées ne remarquât mon arrivée. Les serveurs non plus ne firent pas attention à moi. Ils respectaient le client, ne le bombardaient pas de questions sur sa commande alors qu’il vient tout juste de s’accommoder.
Je fus ravi de ce traitement, regardai avec nonchalance la carte quand arriva : Julie –voilà, cette personne qui m’écrivait ; elle s’assit sans m’embrasser : elle était au téléphone. Sa conversation avait l’air : incontournable ; à l’importance, certaine. Je ne lui en voulus point car elle me fit, un « geste ; » demandait, de patienter ; je jugeai que c’était, bon, suffisant, je suppose … pour la pardonner. Un acte que je considérai, comme un manque de tact, ou même –soyons francs : un affront, un répréhensible irrespect.
Elle raccrocha, continua de parler, parla, à moi, semblait-il, oui, se mit, à me parler, quoi, je pense, allons : d’un événement, extraordinaire ? qui lui était arrivé, le jour … même, qu’elle devait, me retranscrire : nous n’échangeâmes aucune parole, à proprement parler ; elle habitait le débat schizophrène, cela semblait lui convenir, ou plutôt, le désirait-elle ; il est vrai que ce rôle, parmi tous les rôles qu’il lui était possible d’endosser, lui correspondait. Par oubli, elle enchaîna : son voyage d’affaires ! Oh là là, dont elle revenait ! Elle commanda, entre deux longues phrases –sans presque reprendre son souffle : nos boissons –elle avait, adorable, anticipé mon choix : nos liquides arrivèrent. Plus adorable encore : au fur et à mesure de son récit, je discernais, qu’elle ne tournait pas plat : elle avait l’air meurtrie ; affligée : tracassée. Peiné, je voulus lui dire que tout s’arrangerait, mais je crus plus opportun de continuer à l’écouter, pour ne pas la troubler, davantage, car vous devez savoir que je ne suis pas un monstre insensible. Très triste.
Après un moment cependant je commençais à me demander si elle n’en avait que faire de ma présence ; si elle n’avait pas manigancé toute cette histoire, toute cette mascarade, dans l’intolérable but, de se MOQUER DE MOI ! Sa narration égocentrée devenait infinie et pesante de superficialité, et ses idées –mon Dieu, ses idées … se suivaient, se matérialisaient, si précipitées, que j’aurais été incapable d’intervenir, pour stopper, ce torrent, ignare, d’une vacuité : amorphe, qui infligeait, à mon in-tel-li-gen-ce, ce CRIME, qui eut d’être répréhensible –non pas que je le voulus, après tout : ce semblant de partage, qui eut satisfait un autre que moi, était si insignifiant que je pouvais tout aussi bien le subir sans broncher.
Cette indifférence qu’elle me traduisait était confrontée à ce que je continuais de percevoir dans ses yeux –et dans sa physionomie tout entière pour être tout à fait sincère quant à mon ressenti du moment, une sorte d’effroi, prémonition de vicissitudes horribles qui ne tarderaient à survenir et qui nous plongeraient tous dans le marasme prégnant d’une souffrance indistincte. Puis, il était vrai qu’une timide migraine avait germé dans mon crâne –pas due à Julie, que j’aimais fort tendrement. Je pensai qu’elle devait être due au fait que je n’étais pas tout à fait rétabli, même si j’avais voulu me convaincre du contraire ; que les changements de température, courants d’air avaient saccagé mon hyperactivité soudaine –quand c’est trop beau pour être vrai ! c’est que ça ne l’est pas.
Je voulais m’éclipser sans causer de dommage conséquent. Je pris mon courage à deux mains : pour atteindre mon objectif illico presto, je brandis un regard clair et sérieux –ma foi, affectueux aussi, il faut bien ; j’annonçai solennel : « Chérie, je t’aime, mais je dois y aller car je ne me sens pas bien, je n’aurais pas dû sortir aussi promptement de chez-moi. » Pour adresser ma peine relative à sa tristesse, décelée, je répétai, avec élégance : « Je t’aime. »
Je me levai à mon aise, pour qu’elle vît bien que je ne me sentais aucunement coupable. Tant pis, je n’étais pas en condition d’y rester plus longtemps, ma migraine progressait de seconde en seconde. Dans mon déploiement fluide, je lançai un coup-d’œil dans sa direction, notai qu’elle demeurait immobile, elle s’était aussi arrêtée de parler ; « Elle boude, ne t’y trompe pas, » pensai-je, et je me réconfortais : ça lui passerait … pour sûr, tout irait bien.
Je marchais d’un pas léger car mon subterfuge avait réussi : je m’étais débarrassé habilement de toute responsabilité. Il faisait nuit et rentrer était la convenable évidence. Cela dit, comme je m’approchais de la bouche de métro je remarquai que ma migraine avait quasiment disparu. Je me surpris à étudier ce changement brusque de mon humeur : mon avancement se voulut plus lent, devint séquencé, se termina, m’arrêta en milieu des marches ; je voulais prendre les passants dans mes bras pour partager ma joie, mes yeux gonflés aux tempes de tiède incompréhension.
A cet instant précis, comme je regardais mes mains avec incrédulité, je respirai l’odeur fabuleuse : un parfum frais, sophistiqué ; la virulence d’hormones farouches et délicieuses. Cette extraordinaire senteur souleva ma tête sur son passage : je regardai, hébété, tournant le torse avec ridicule : glissait s’éloignant, rebondissante et pleine, voluptueuse chevelure brune apposée sur un manteau gris, cintré court ; un scintillement rouge, une ligne délicate de tissu soyeux, rétribuait ma position en contre-bas ; deux longues jambes à collants noirs parfaitement structurées ; des bottines, pour finir, sympathiques : quelle douleur ; quelle terrible, terrible, terrible douleur …
« Dieu existe ! » Admiration et délectation devant ce signe de revirement de soirée –oui, car elle était passée juste à côté de moi ! Elle voulait que je la suive, c’était évident, sinon, pourquoi serait-elle passée tout près, avec tout l’espace qu’il y avait pour se rendre à la surface ? Je pris la rambarde d’une main et d’un mouvement énergique me hissai vers l’aventure.
Je la suivais avec grâce, gardant toujours la même distance pour ne pas compromettre le jeu érotique auquel nous nous adonnions –de son initiative, douce créature ! Ange déchu pour me faire goûter le nectar de l’immortalité, pour électriser mes cellules en un spasme de plaisir majestueux !
Julie me vint à l’esprit. Je reconsidérai notre entrevue, décidai qu’elle n’avait pas été à la hauteur de ce que j’attendais, de ce à quoi je pouvais prétendre de la part de ma partenaire amoureuse ; elle ne s’était pas comportée correctement à mon égard, ne m’avait pas montré l’appréciation que je méritais en tant que compagnon sensible et affectueux, surtout car je me remettais d’une maladie pernicieuse ! Cela était incontestable –définitivement : Julie ne valait pas la peine ; je regrettai amèrement –avec colère ! de lui avoir lâché que je l’aimais, de m’être ainsi honteusement prostitué. « Ne baisse jamais la garde, ton orgueil est ton meilleur allié. »
Ces pensées-là me fâchèrent mais allumèrent dans mon cœur l’espérance de trouver, dans une nouvelle étreinte –entre les cuisses d’une autre femme ; abreuvé des gémissements d’une autre pétasse ; dans la sueur d’un autre ébat –cette âme sœur que nous cherchons tous angoissés –c’était peut-être celle que je suivais ! Après tout, les circonstances que j’étais en train de vivre n’avaient pas lieu dans la vie réelle –j’étais en train d’expérimenter un conte : l’historiette d’une rencontre émouvante entre deux âmes seules s’imbriquant, vagabondant dansant dans : la rue, d’une ville poétique, avant de s’aimer férocement et de goûter l’une l’autre à leurs chairs avec avidité.
Un cadeau pour nos futurs enfants ? Leur montrer que l’amour existe.
Dans un labyrinthe de revirements sinistres, nous tournions successivement à droite, puis : éloignés de l’afflux gluant des grandes artères, nous n’étions plus que nous, projetés insensibles automatiques, peuplés d’obscurité –l’étroit étau d’ambiance désertique résonnait mes pas pénétrant vibrants l’asphalte, moulu à la complicité du dessein macabre –ce bruit de prédateur augmentait mon appétit sexuel, s’alimentait de ma résolution romantique ; le sien aussi, de toute évidence, vibrait haut d’impétueux, car elle trahit un regard furtif ; me cibla d’un œil distrait, transpirante accélérée –coquine : son visage, qu’elle parada apeuré, dictait essentiel le fantasme de rapt qu’elle crevait goulûment d’envie d’éprouver –ses jambes se dérobaient à l’expectative d’un affrontement sexuel dont le degré de violence serait égal à la ravageuse nécessité de sentir ; de se perdre dans une connexion ; de se fondre dans un semblant de sens ; de justifier la satanée mise au monde –toutes les femmes le désirent secrètement : la soumission : la perte de contrôle, en phase avec la vérité sensible, filigrane d’une pantomime universelle –je me réjouis de connaître une femme qui accepta ses propres désirs cachés avec autant de franchise.
Elle disparut : je compris qu’elle avait pénétré dans un immeuble : je me mis à courir –avec un halètement sonore et rauque qui devait résonner jusque dans les chambres des habitants de cette ruelle miteuse –jusque dans la cervelle des rats qui peuplaient les égouts sous nos pieds –pour atteindre à temps la porte se refermant : j’y parvins de justesse.
A l’intérieur, le souffle coupé, tendant l’oreille –loup appliqué à la tâche du jeu animal : je m’arrêtai –savourer l’imagination des plaisirs vicieux dont nous serions coupables ! Un sourire se posa sur mes lèvres : j’escaladai les marches indignes de notre bonheur ; je tombai sur ma courtisane, stoppai de tout mon poids la porte qu’elle tenta d’éclater sur mon visage –qu’elle était belle ! somptueuse : son visage –qu’elle s’obstinait avec diligence à vouloir faire paraître effrayé pour pimenter notre bataille érotique –la façon dont elle faisait semblant de désespérer, tentant de sceller la lourde barrière : lutter contre l’inévitable envahissement –sous l’emprise psychotique d’un faible scintillement d’espoir : incrédule face à la pugnacité du Mal écrasant –quoi ! sa pitoyable ringardise en somme m’emplissait d’une faim magistrale, surpuissante, dévastatrice –mon envie de la dévorer tout entière, d’empaler ses trous dilatés dans une tornade de sueur arrivait à son paroxysme –mon excitation était insupportable –j’enfonçai la porte, la propulsai au sol, m’avançai vers elle –empereur grandiose et vainqueur ! De chaudes larmes coulaient sur ses joues roses –son excitation à elle aussi devait être à son comble –soudain, l’appétissant squelette gémit, et ensuite cria de toutes ses forces, dans une dernière supplication perçante : « ANTOINE ! »
C’était étrange car ses lèvres ne bougèrent pas, comme si elle n’avait articulé aucun mot.
S’agissait-il de son colocataire ? Je ne sais pas pourquoi, mais ce cri me vida de toutes mes forces : je trépassai, transporté ; j’étais, en arrière : déplacé ; je m’extirpai, de ce vortex, de douleur et perdition ; je vis la porte se refermer, on eut dit qu’elle se refermait, toute seule. Je descendis, les marches en flottant, passai au travers, me retrouvai à l’extérieur : il pleuvait. J’ai eu froid. Oui. Je marchais, ou bien, déambulais, sonné –comme par un coup sur la tête, ou bien, comme, drogué, par quelque, substance, oui … je voyais, des spectres croisaient mon chemin, tout de noir vêtus, des capuches à passants, des parapluies bas aux visages tapis dans le noir, imperceptibles.
Les nuages étaient très bas dans le ciel et touchaient presque le haut des immeubles ; je pensai que, si elle devait exister, même l’espèce supérieure serait dans l’embarras, car je ne pense pas que l’on puisse respirer dans un nuage.
Ma sensation d’être drogué persistait. Tout était revêtu d’une couleur grise morne, triste : monotone. Tout floutait, comme si le monde avait été une aquarelle, et la pluie : un excédent d’eau qui vient dissoudre le mirage d’une existence.
Je m’ensevelis dans le souterrain et ne distinguais pas les arrêts à l’intérieur de mon wagon vide, d’une rame tout aussi vide. Ma vision était brumeuse et m’interdisait de lire les noms signalés sur la paroi métallique. L’affichage paraissait d’une longueur décuplée, s’étendant des deux côtés à l’infini le long de la machine mouvante : la rame ne s’arrêtait jamais –le métro fonctionnait-il comme le bus, ne faisant pas de halte lorsqu’aucun passager ne voulait descendre, ni monter ?
Je regardai par la fenêtre : les pancartes publicitaires me choquèrent de leurs prédilections diaboliques ; des êtres infâmes –rouge sang, en transe, se convulsionnaient, me faisaient signe de les rejoindre dans les ténèbres ! la réalité, se brisa, devant mes yeux, à bruits de craquements SOURDS et SINISTRES ; tout se morcela … s’atomisa, irrémédiable : la frustration, la désolation, la solitude, extrêmes, me submergèrent, torrent paisible mon corps, s’éleva, flotta, dans l’univers infini et immatériel et mon esprit, absorba, la miraculeuse beauté du paysage galactique ; mon identité compénétra la détresse de l’horizon obscur et incertain ; le vide pénétra mes os et mon crâne, et la destruction et la Mort annihilèrent ma mémoire et mes organes ; ma peau, mes pensées, mon âme, mes rêves, se replièrent, vers mon cœur, implosèrent et disparurent pour ne laisser, que la sensation, d’une présence, qui avait peut-être été, mais, ce rien n’exista pas, dans le noir du cosmos –les planètes continuèrent leur rotation, l’architecture impénétrable demeura un mystère : mon cerveau, demeura un mystère : une froideur m’enveloppa tout entier. Tout cela, ne me gêna pas, outre mesure, je m’endormis en tombant de tout mon poids sur le siège.
Je perçai ma conscience aux paupières alourdies. Je m’affaissai dans mon puits de noir. Je réitérai, sombrai dans la turpitude. Je roulai mon idiotie, elle agrippait une tranche de fiction, je replongeai, sommeil criard, au jour ! matinée ? Je me réveillai, rechutai, me détestai, non, que dire ? Blême dans le jaune, certainement blême, transparent en tout cas collant, sale, pouilleux –terrible, terrible confusion ; sonné par-dessus bord, impeccablement abattu, radioactif –ma vision se centrait … brumeux imbécile –table basse renversée : « Mon salon. » Etalé comme un nul. « Fermer les yeux. » Accablé las. « Reprendre mes esprits. » Visions indicibles, événements de la nuit passée, cauchemardés, vécus synaptiques. Impressions, imprécisions indéfinies. Mal de gorge : j’éternuai, des gouttes coulaient sur mon visage, étant à l’intérieur je reconnus que ça ne pouvait être vrai. « Il a plu. » Je me souvins, je n’avais su anticiper pour me prévaloir d’un parapluie au cas où il pleuvrait. J’avais eu froid. Torpeur, fauteuil, « Manteau ? » Pas manteau. Agréable sensation, méditation prolongée. Ma mémoire atomisée était une bénédiction, je la savourais avec délivrance. Je ne théorisais pas désinvolte, je demeurais : heureux, calme, satisfait.
Progressivement, la raison me revint, doses homéopathiques de croissante limpidité. « Comment ai-je atterri chez moi ? Quel a été mon trajet depuis l’intérieur du wagon de métro, travers de cauchemar ? » Je réfléchissais. Les yeux fermés. Allongé par terre, mon corps courbaturé d’une pesanteur extrême : comment avais-je fait pour me trimbaler, inconnu à moi-même ? Absurde, je n’avais jamais été de ceux à déambuler dans leur sommeil. « Quelle situation ridicule, amusante, inquiétante. » Je continuais de chercher mais rien : oubli total.
Couché sur le ventre, je repliai mon bassin, m’appuyai sur mes avant-bras. La pression désormais inexistante sur mon entre-jambes conféra à nouveau ses sensations. Je notai que mon membre était endolori. Je glissai ma main dans mon pantalon. Je constatai que j’avais fait un rêve mouillé –comme à l’adolescence, que de souvenirs, mélancoliques –je me regardai dans l’arrière de mon crâne, au fond de la turbulente pénombre, fluctuante ténébreuse –me réveiller un matin en pleine puberté, apercevoir sur mon visage cette incompréhension si touchante et si pénible –si pathétique en fin de compte –mais ce garçon du passé n’était plus moi ; je me demandai si j’avais vraiment été ce garçon, car je ne tiens rien pour sûr mis à part le moment présent : ça aurait très bien pu être quelqu’un d’autre, quelque invention, fantaisie enjouée, compagne de douleur.
Je palpais de ma main mon attribut –le massant pour soulager la douleur –une lame pénétra mon cerveau : je recevais la meilleure fellation que j’eus jamais reçue de toute ma vie. Si je mens que l’on me pende car je ne sais plus ce que je dis ni qui je suis ! Fantastique manœuvre, je plissai les sourcils, mais n’y parvins pas, mémoire déchue, mais les sens ! Les SENS ! J’en déduis que j’avais fait un rêve érotique, me mordis la lèvre, dépossédé de mes rêves dans la réalité.
Finalement, je me levai à moitié, m’assis sur le sol. Je me hissai vers le haut : on frappa trois coups, le dernier coïncidant –comme si cela eut été fait exprès –avec le moment précis où ma tête retrouva sa position tout à fait verticale et DING ! Magie, quand tu nous tiens. Je me demandai qui cela pouvait bien être, me dirigeai en titubant vers la porte, lubrifiant mon cou de mouvement souples de la tête, étirant les muscles de mon visage, plus généralement tentant de me défaire de la léthargie que j’éprouvais, à mesure que le souvenir de ma haine réinvestissait mon système, que ma physionomie reprenait son élan de truand, son énergie de fauve.
J’ouvris la porte sans réfléchir : je me retrouvai face à face avec un policier –un autre posté derrière lui, deux autres un peu plus bas –sur les marches, sur le côté –tous me fixant, aux aguets ; le premier la main posée sur sa matraque, celui derrière lui avec, entre les mains un objet, que j’aurais pu jurer, était mon portefeuille –dans ce cas avaient-ils aussi mon manteau, et m’étais-je fait voler par une police corrompue ?! Les deux plus bas, pareil : l’un avec des menottes dans les mains, l’autre, qui l’avait déjà sortie, lui, par contre, sa matraque –pseudo-justiciers !
Le deuxième donc –avec l’objet entre les mains, regardait l’accessoire en cuir noir –je déterminai : un portefeuille ; il observait mon imperceptible : il dit à son compagnon qui me confrontait directement : « C’est lui, » et je compris –non pas que je sus de quoi il en retournât, qu’une pièce d’identité était apposée –c’était cela que le second policier avait scruté.
Immédiatement –tout en me prenant par le poignet et me retournant violemment, le premier policier annonça : « Antoine D. : vous êtes en état d’arrestation pour le meurtre de Claire R. : tout ce que vous direz, » et il continua son charabia tandis que ses copains accédaient, pénétraient superbes : s’indulgeaient légitimes à mon tacite accord. Je ne me débattis point, subjugué par l’absurde –ô vices de procédures ! Soit : malin, je décidai que je ferais mieux d’asseoir le courant des événements pour expliquer, après, calmement, au juge –ou à la personne en charge que sais-je : que tout cela était honteux ! Une ABERRATION ! Erreur démontrable par deux plus deux font quatre, et que j’exigeais ! que l’on me ramenât chez-moi sur le champ –et, qui plus est, aimablement.
« Mais qui est cette Claire ? dont le meurtre on veut me coller sur le dos, » me demandai-je, menotté à l’arrière de la voiture de police, arrêtée à un carrefour, stationnée de rage et de massacre. « Qui cela peut-il bien être ? » J’étais face à une inconnue.
Je violentais mes neurones pour essayer de tirer tout cela au clair. Le policier sur le siège passager se retourna vers moi et –à travers cette sorte de cage qui était censée me séparer moi, le supposé criminel, des gentils officiers, me dit, avec une animosité à peine dissimulée : « Tu t’y es pris comment pour lui faire sauter toutes ses dents ? HEIN ?! Espèce de sale ordure … charogne ! Fils-de-pute, BATARD ! racaille-riche enculé de pédale bourge, » mais je n’entendais pas le sens de ces sons, par trop occupé à observer comment sa haine –car il me semblait recevoir de la haine, défigurait sa gueule, de brute, émettrice, de postillons mousseux –je souris, affable cryptique : son autorité supérieure lui annoncerait qu’il était contraint de me voir partir ; l’entièreté de leur journée consacrée à s’obstiner à vouloir mettre en prison un parfait innocent, aura été gâchée. Quand même, combien équivoque que cette étrange occurrence. « Décidément, il n’y a que moi pour me retrouver dans ce genre de conjoncture. Antooooooine … bordel … Quelle déception … »
« T’inquiète pas, poursuivit l’officier –c’est pas la peine de parler : dès qu’on aura analysé le sperme dans la bouche de la victime tu partiras en taule pendant un très long moment, et les filles que tu connaîtras seront grandes et musclées, et auront des bites. » Ces paroles me réconfortèrent : seulement un monstre aurait pu s’adonner à pénétrer une bouche édentée avant d’éjaculer en son intérieur ; je savais –comme vous l’avez d’ailleurs constaté, que je n’étais pas un monstre.